11

 

 

 

Reith et Zap 210 franchirent le pont au milieu de la cohue habituelle de Gris qui se rendaient aux usines de Heï ou en revenaient.

Le cœur du Terrien se serra douloureusement en reconnaissant le décor familier de Sivishe, théâtre de tant de tristesse et de tant de passions. Si, par une chance extraordinaire, il revoyait un jour la Terre, pourrait-il jamais oublier les événements qu’il avait vécus ici même ?

— Viens, murmura-t-il. Par ici, sur ce chariot de transfert.

Les quartiers sordides disparurent. Plus au sud, Reith et Zap 210 descendirent, et le véhicule, prenant la route de l’est, s’éloigna en direction de la côte d’Ajzan. La lagune et la route sinueuse qui conduisait au chantier d’Aïla Woudiver n’avaient pas changé. Tout était comme avant : des tas de graviers, de sable et de mâchefer, des monceaux de briques et de gravats. Tout était immobile et silencieux. Le grand vantail du hangar était clos et les murs étaient encore plus de guingois.

Reith hâta le pas. Zap 210 courait presque sur ses talons.

Dans le chantier, un spectacle de désolation l’attendait. Pas le moindre son, pas le moindre grincement de roue. L’entrepôt paraissait prêt à s’écrouler comme s’il avait été endommagé par une explosion. Le Terrien se dirigea vers une porte latérale pour jeter un coup d’œil à l’intérieur. Les lieux étaient déserts. La fusée n’était plus là. Le toit déchiqueté partait en lambeaux. Les établis et les râteliers à réserve n’étaient que décombres.

Reith tourna les talons et son regard balaya l’étendue des marais salants. Et maintenant, que faire ?

Il n’en avait pas la moindre idée. Son cerveau était vide. Lentement, il s’éloigna du hangar. Sur le vantail, quelqu’un avait griffonné un mot : ONMALE. Le nom du chef des Emblèmes que portait Traz à l’époque où Adam Reith l’avait rencontré dans les steppes du Kotan. Quelque chose tressaillit alors au fond de la conscience engourdie du Terrien. Où étaient Traz et Anacho ?

Il se rendit dans le bureau d’Aïla Woudiver. C’était là que les Gzhindra l’avaient surpris en plein sommeil, et, après avoir employé un gaz soporifique, l’avaient fourré dans un sac et kidnappé. À présent, quelqu’un d’autre était allongé sur le divan – un vieillard qui dormait. Reith frappa le mur du poing. Le vieux se réveilla. Il ouvrit un œil chassieux, puis l’autre. Ramenant son manteau gris sur ses épaules, il se dressa péniblement sur son séant.

— Qui est là ? s’écria-t-il.

Reith oublia sa prudence habituelle :

— Où sont les hommes qui travaillaient ici ?

La porte s’entrouvrit. Le vieillard se leva et examina le Terrien sous le nez.

— Les uns sont allés là, les autres ailleurs. Il y en a un qui est… là-bas. (D’un coup de pouce, il désigna la Boîte de Verre.)

— Lequel ?

De nouveau, le vieux scruta Reith avec méfiance :

— Qui est donc celui-là qui ignore ce qui se passe à Sivishe ?

— Je suis un voyageur ! répondit Reith en s’efforçant de contrôler sa voix. Que s’est-il passé ?

— Tu ressembles à un dénommé Adam Reith. Au signalement de cet individu qui a été diffusé, tout au moins. Mais Adam Reith pourrait me donner le nom d’un Lokhar et celui d’un Thang qu’il serait seul à connaître.

— Zarfo Detwiler est un Lokhar. Et j’ai eu l’occasion de rencontrer Issam le Thang.

Le gardien scruta le paysage d’un air furtif et son regard méfiant se posa sur Zap 210.

— Et celle-là, qui est-ce ?

— Une amie. Elle sait que je suis Adam Reith et elle est digne de confiance.

— J’ai pour instructions de ne faire confiance à personne en dehors d’Adam Reith.

— Je suis Adam Reith. Si tu as quelque chose à me dire, parle !

— Viens par là, j’ai une dernière question à te poser. (Il entraîna le Terrien à l’écart et approcha sa bouche de son oreille :) À Coad, Adam Reith a fait la connaissance d’un gentilhomme yao.

— Qui se nommait Dordolio. Maintenant, quel est ton message ?

— Je n’ai pas de message.

Reith eut un mal fou à réprimer son impatience.

— Alors, quelle est la raison de cet interrogatoire ?

— Adam Reith a un ami qui désire le voir. Je suis chargé de le conduire auprès de cet ami si je le juge bon.

— Quel est cet ami ?

Le vieil homme agita un doigt.

— Chut ! Je ne réponds jamais aux questions. Je me borne à obéir aux directives qu’on me donne. C’est comme cela que je gagne ma vie.

— Eh bien, quelles sont tes directives ?

— Je dois conduire Adam Reith à un certain endroit. Alors, ma tâche sera terminée.

— Parfait ! Allons-y.

— Dès que tu seras prêt.

— Partons tout de suite.

— Je te précède.

Le vieil homme s’engagea sur la route, Reith et Zap 210 dans son sillage. Soudain, il fit halte :

— Pas elle ! Rien que toi.

— Il faut qu’elle m’accompagne.

— Dans ce cas, il n’est pas question de faire un pas de plus. Et je ne sais rien.

Reith eut beau discuter, tempêter, cajoler – rien n’y fit.

— Cet endroit est-il loin ? demanda-t-il finalement.

— Pas très loin.

— Un mile ? Deux ?

— Pas très loin. Nous pourrons être bientôt de retour. À quoi bon ergoter ? La fille ne se sauvera pas. Et, si elle se sauve, tu t’en trouveras une autre. C’est comme ça que j’étais dans ma jeunesse.

Reith jeta un regard circulaire autour de lui. La route, les cabanes disséminées au bord des marais salants, la lagune… Il n’y avait pas une seule créature vivante en vue. C’était, au mieux, une consolation… négative. Il regarda Zap 210, qui lui adressa un sourire indécis. Une partie détachée de lui-même enregistra que c’était la première fois qu’elle souriait. Un sourire tremblant et hésitant. Mais un sourire quand même.

— Rentre dans la baraque, lui ordonna-t-il d’une voix tranchante. Tire le verrou et n’ouvre à personne. Je reviendrai le plus vite possible.

Elle obéit. Quand la porte se fut refermée, Reith se tourna vers le vieillard :

— Maintenant, conduis-moi auprès de mon ami. Et sans perdre de temps.

— Par ici.

Le vieil homme se mit en marche en boitillant. Au bout d’un certain temps, il prit un chemin qui traversait les marais salants et qui se dirigeait vers les mauvais gourbis ceinturant Sivishe. La nervosité gagna Reith.

— Où allons-nous ?

L’autre eut un geste vague.

— Chez qui m’amènes-tu ?

— Chez un homme qui est un ami d’Adam Reith.

— Est-ce… Aïla Woudiver ?

— Il m’est interdit de prononcer de nom. Je ne peux rien dire.

— Dépêche-toi.

Le vieux s’approcha en claudiquant d’une cabane située un peu en retrait, frappa la porte du poing et recula.

Il y eut un bruit à l’intérieur. Quelque chose bougea derrière l’unique fenêtre de la masure. Et la porte s’ouvrit sur Ankhe at afram Anacho. Reith poussa un immense soupir de soulagement.

— Est-ce lui ? s’enquit le vieillard d’une voix stridente.

— Oui, répondit Anacho. C’est Adam Reith.

— Alors, donne-moi mon argent. J’ai hâte d’en finir avec cette partie de ma tâche.

Anacho disparut à l’intérieur de la cabane et revint avec une bourse pleine de sequins sonnants et trébuchants.

— Voici ton dû. Reviens dans un mois. Si tu as tenu ta langue jusque-là, la même somme t’attendra.

Le vieux rafla la bourse et décampa.

— Où est Traz ? s’enquit Reith. Et où est l’astronef ?

Anacho secoua sa longue tête pâle.

— Je ne sais pas.

— Comment ?

— Je vais t’expliquer ce qui s’est passé. Les Gzhindra t’ont enlevé. Aïla Woudiver a été blessé mais il n’est pas mort. Trois jours plus tard, les Hommes-Dirdir sont venus le chercher et ils l’ont emmené à la Boîte de Verre. Il a protesté, supplié, crié, mais en vain. Par la suite, j’ai su que son exhibition avait été spectaculaire. Il paraît qu’il galopait comme un marmottin en braillant à s’en faire éclater les poumons. En venant l’arrêter, les Hommes-Dirdir ont vu l’astronef. Nous avons eu peur qu’ils ne fassent un retour offensif. Comme la fusée était prête à prendre le départ, nous avons décidé de la cacher ailleurs. J’ai dit que je resterais pour t’attendre. Dans la nuit, Traz et les techniciens ont décollé. Le nomade m’a affirmé que tu saurais où le retrouver.

— Où est-il ?

— Je l’ignore. Je ne voulais rien savoir car, si j’avais su quelque chose, j’aurais pu le trahir en cas de capture. Avant le départ, il a écrit un mot sur la porte de l’entrepôt : ONMALE. Il paraît que cela doit être un indice pour toi.

— Je veux retourner à l’entrepôt. Quelqu’un m’y attend.

— Sais-tu ce que Traz veut dire avec ce mot… ONMALE ?

— Je crois, mais je n’en suis pas sûr.

En chemin, Reith reprit la parole pour poser une question :

— Disposons-nous toujours du glisseur aérien ?

— J’ai le récépissé. Je ne vois pas pourquoi nous aurions des difficultés à le récupérer.

— Eh bien, dans ce cas, la situation n’est pas aussi grave qu’elle aurait pu l’être. J’ai eu pas mal d’expériences intéressantes. (Il relata partiellement ses aventures à Anacho.) Je me suis évadé des Abris. Mais les Gzhindra se sont lancés à mes trousses. Peut-être étaient-ils envoyés par les Khors, peut-être par les Pnume. Nous avons remarqué des Gzhindra à Urmank, et ce sont probablement les mêmes qui ont embarqué à bord du Nhiahar. Si cela se trouve, ils sont encore quelque part sur les îles Saschan. Depuis, personne ne nous a apparemment suivis et je voudrais bien quitter Sivishe avant qu’ils ne retrouvent nos traces.

— Je suis prêt à partir sur-le-champ, rétorqua Anacho. La chance peut nous abandonner à tout instant.

Ils arrivèrent à l’entrepôt. Reith s’arrêta net. Ce qu’il avait redouté au plus profond, au plus ténébreux de son subconscient s’avérait réel : la porte du bureau de Woudiver était entrebâillée. Le Terrien se rua en avant, Anacho le suivit. Zap 210 n’était nulle part – ni dans le bureau ni dans le hangar. Autour du petit édifice, le sol était humide et l’on distinguait d’étroites empreintes de pieds nus parfaitement distinctes.

— Il ne peut s’agir que de Gzhindra ou de Pnumekin, fit Anacho.

Reith se tourna vers les marais salants que baignaient les flots ambrés du soleil de l’après-midi. Rien ne s’y mouvait. Impossible de fouiller la lagune, impossible de s’y précipiter, d’appeler. Que faire ? Renoncer à agir était impensable. Il y avait Traz, il y avait l’astronef, il y avait le retour sur la Terre désormais réalisable… Cette pensée sombra au fond de l’esprit de Reith comme un tronc gorgé d’eau ne laissant derrière lui qu’une ombre à peine visible. Il se laissa tomber sur une vieille caisse. Anacho l’observait, son long visage empreint de mélancolie. On aurait dit un clown malade. Enfin, il murmura d’une voix blanche :

— Chacun pour soi… c’est encore le mieux.

Reith se massa le front.

— Non, je ne peux pas partir tout de suite. Il faut que je réfléchisse.

— Réfléchir à quoi ? Si les Gzhindra l’ont prise, c’est fini.

— Je ne dis pas le contraire.

— Dans ce cas, que peux-tu faire ?

Le regard du Terrien se posa au delà des palissades.

— Ils vont l’emmener dans leurs souterrains. Ils la suspendront au-dessus d’un gouffre et, au bout d’un certain temps, ils l’y précipiteront.

Anacho haussa les épaules.

— C’est là une chose bien regrettable, mais comme tu ne peux rien faire pour t’y opposer, mieux vaut ne plus y penser. Traz nous attend avec l’astronef.

— Si, je peux faire quelque chose. Je peux aller la chercher.

— Dans les entrailles de la planète ? Quelle folie ! Tu ne reviendrais jamais.

— J’en suis déjà revenu une fois.

— Par un coup de chance !

Reith se leva et Anacho répéta sur le ton du désespoir :

— Tu ne reviendras jamais ! Et Traz ? Il t’attendra jusqu’à la consommation des siècles. Je ne pourrai pas lui faire savoir que tu as renoncé à tout puisque je ne sais pas où il est.

— Je n’ai nulle intention de renoncer à tout. Au contraire, je suis bien décidé à revenir.

— Vraiment ! laissa tomber l’Homme-Dirdir avec un incommensurable mépris. Cette fois, les Pnume mettront toutes les chances de leur côté. Tu te balanceras au-dessus de ce gouffre à côté de la fille.

— Non, ce n’est pas le sort qu’ils me réservent. Ils me veulent pour la Perpétuation.

Anacho, complètement dépassé, leva les bras au ciel.

— Je n’ai jamais vu plus entêté que toi et je ne te comprendrai jamais ! Eh bien, descends dans les entrailles de la planète ! Oublie tes fidèles amis ! Attaque-toi à l’impossible ! Quand vas-tu descendre dans les régions souterraines ? Maintenant ?

— Demain.

— Demain ? répéta Anacho. Pourquoi attendre ? Pourquoi priver un seul instant les Pnume de ta compagnie ?

— Parce que j’ai certains préparatifs à faire. Viens avec moi. Nous allons à la ville.